Depuis notre arrivée du large, nous naviguons dans une purée de pois. La cloche du navire sonne à intervalle régulier afin d’éloigner les imprudents. Nous passons sous le vent, des percées de lumière trouent la couche nuageuse et laisse enfin apparaître « l’île ». Des barres horizontales de nuages aux nuances de gris gaufrent un paysage surprenant. Entre deux couches, une chaîne de montagne chapotée de neige, trace une ligne en dents de scie.
La Géorgie du Sud. Un bout de montagne volcanique de 170 km perdu dans l’océan Atlantique à l’est du Cap Horn. Des montagnes qui culminent à 2934 mètres, une côte martyrisée, déchirée par une mer agressive qui la ronge. C’est sur cette île que Sir Ernest Shackleton a choisi de rester pour l’éternité, c’est ici également qu’un matin de mai 1916, lui et 5 de ses compagnons, viennent chercher du secours après 18 mois d’errance.
Ils sont partis de l’île Éléphant sur le James Caird, une des chaloupes de l’Endurance à peine aménagée de 6,90 mètres de long pour réaliser une traversée de 1 300 km sur une des mers les plus dangereuses du monde. Seize jours plus tard, épuisés, trempés, affamés, ils arrivent au sud de la Géorgie. Les conditions sont dantesques. Ils ne le savent pas, mais un ouragan frappe l’île avec violence. Il leur est impossible d’accoster. Ils échappent au pire lorsque la mer les pousse sur les rochers de l'île d'Annenkov, située à quelques milles. Après avoir bataillé, ils atterrissent enfin dans une minuscule crique, maintenant appelée Cave Cove, sur le Cap Rosa. Impossible de rejoindre par la mer la station baleinière située au nord de l’île, leur salut passera par la terre. Après s'être reposés durant cinq jours, ils partent à Peggoty Bluff, au fond de la baie King Haakon, et s’abritent sous le James Caird retourné en attendant une fenêtre météo favorable et entreprendre la traversée.
Au matin du 17 mai, équipés de chaussures cloutés par leurs soins, d’un réchaud et d’une besace de viande séchée, Shackleton se met en route avec Franck Hurley et Tom Crean. Aucune carte n’existe de l'intérieur de la Géorgie du Sud. Ils doivent adapter leur route en fonction du terrain. Après une marche forcée et plusieurs détours décourageants, ils entendent le sifflet d'une usine, le premier son de civilisation depuis 18 mois. Épuisés mais triomphants, les trois hommes rejoignent la sécurité et le confort de la station baleinière de Stromness. C’était le 20 mai 1916, la traversée a nécessité 36 heures d'efforts épuisants.
Des torrents charrient l’eau des pluies abondantes. Cette eau est claire et fraîche. Elle chemine sous des tapis végétaux et se jette dans la baie. Avant d’y arriver, le lit s’élargie et forme des piscines dans lesquelles s’ébattent des bébés otaries nés du printemps. Ils tètent encore leur mère. La plage est une nurserie. Partout des petites têtes qui ressemblent à des chiens, se dressent à mon passage. Mes chaussures laissent des empreintes qui se superposent à celles de leurs nageoires.
Je longe la baie en demi-lune. Des cylindres d’acier rouillés écrasent le paysage. Ce sont des citernes qui ne verront plus d’huile de baleine. Un navire échoué à la proue arrogante, pointe un canon dont le harpon ne percera plus aucun animal. Tout est la gloire de ce triste passé. Pas une statue de baleine pour rendre hommage à une espèce dont le salut n’a tenue qu’à un fil.
Sur cette terre, des milliers de baleines et d’éléphant de mer ont terminé en pâté pour chien et en cosmétiques. Les ruines en place sont dramatiques. Seules les maisons du peu d’habitants et des chercheurs présentent des façades d’un blanc immaculé. Un musée rappel à ceux qui ont la chance de fouler cette terre du bout du monde, que des femmes, des hommes ont vécu ici et tiré de la mer un Eldorado éphémère. Les baleines ne sont pas rancunières, elles nagent sereinement dans la baie. Leurs souffles, par centaine, est un hymne à la capacité qu’on les hommes de varier les situations.
Nous sommes accueillis par Josh, le représentant de la couronne. 35 ans, barbe broussailleuse, le cheveux ras, casquette vissée et tenue kaki. C’est important l’uniforme pour signifier l’autorité aux manchots et aux otaries ! Il y a cent ans, des hommes ayant perdu leur navire, frappaient à la porte du représentant de l’institution après 18 mois d’efforts. Aujourd’hui, pour un poste similaire, un homme reçoit ceux qui ont découvert ce navire. À t’il conscience de cette intemporalité ?
Je continue ma route pour une brève ascension au-dessus de la baie. Je ramasse quelques cailloux. À mes chaussures s’accrochent des chardons à présent fané. L’hiver est la porte. Le village s’éclaire. La nuit tombe. Je ne m’attarde pas.
Notre temps est compté. Le fait d’avoir découvert l’Endurance, nous donne le privilège de détourner l’Agulhas pour une brève escale. Celle-ci n’a qu’un objectif, informer le propriétaire que son « Endurance » a été retrouvé. L’histoire pourra retenir que Sir Ernest Shackleton est au repos éternel depuis le 5 mars 1922 et que nous avons trouvé son navire le 5 mars 2022. Sa présence à toujours planée sur notre aventure.
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Since our arrival from the open sea, we have been sailing in a pea soup. The ship's bell rings at regular intervals to warn off the unwary. As we pass to leeward, light breaks through the cloud layer and finally reveals the "island". Horizontal bars of clouds in shades of grey emboss a surprising landscape. Between two layers, a mountain range covered with snow traces a jagged line.
South Georgia. A 170 km stretch of volcanic mountain lost in the Atlantic Ocean to the east of Cape Horn. Mountains that rise to 2934 metres, a tortured coastline, torn apart by an aggressive sea that eats away at it. It is on this island that Sir Ernest Shackleton chose to stay for eternity, and it is also here that one morning in May 1916, he and 5 of his companions came to seek help after 18 months of wandering.
They left Elephant Island on the James Caird, one of the Endurance's barely equipped 6.90-metre long boats, to make a 1,300 km crossing of one of the world's most dangerous seas. Sixteen days later, exhausted, soaked and hungry, they arrived in southern Georgia. The conditions are Dantean. They don't know it, but a hurricane hits the island hard. It was impossible for them to land. They escaped the worst when the sea pushed them onto the rocks of Annenkov Island, a few miles away. After a struggle, they finally landed in a tiny cove, now called Cave Cove, on Cape Rosa. Unable to reach the whaling station to the north of the island by sea, their salvation came by land. After resting for five days, they set off for Peggoty Bluff, at the bottom of King Haakon Bay, and took shelter under the overturned James Caird while waiting for a favourable weather window to begin the crossing. On the morning of 17 May, equipped with their own studded shoes, a stove and a bag of dried meat, Shackleton set off with Frank Hurley and Tom Crean. There was no map of the interior of South Georgia. They had to adapt their route to the terrain. After a forced march and several discouraging detours, they heard a factory whistle, the first sound of civilisation for 18 months. Exhausted but triumphant, the three men reached the safety and comfort of the whaling station at Stromness. It was 20 May 1916, the crossing took 36 hours of exhausting effort.
Torrents carry water from the heavy rains. This water is clear and fresh. It flows under vegetation and into the bay. Before it reaches the bay, the bed widens and forms pools in which baby sea lions born in the spring are frolicking. They are still suckling their mother. The beach is a nursery. Everywhere little heads that look like dogs stand up as I pass. My shoes leave footprints that overlap those of their flippers. I walk along the half-moon bay. Rusty steel cylinders crush the landscape. They are tanks that will no longer see whale oil. A beached ship with an arrogant bow points a cannon whose harpoon will no longer pierce any animal. All is the glory of this sad past. Not a whale statue to pay homage to a species whose salvation was hanging by a thread.
On this land, thousands of whales and elephant seals have ended up in dog food and cosmetics. The ruins in place are dramatic. Only the houses of the few inhabitants and researchers have pristine white facades. A museum reminds those lucky enough to set foot on this land at the end of the world that men and women have lived here and drawn an ephemeral Eldorado from the sea. The whales do not hold grudges, they swim serenely in the bay. Their breaths, by the hundred, are a hymn to the capacity that men have to vary situations. We are greeted by Josh, the crown's representative. 35 years old, bushy beard, short hair, screwed cap and khaki uniform. Uniforms are important to signify authority to penguins and sea lions! A hundred years ago, men who had lost their ship knocked on the door of the
of the institution's representative after 18 months of effort. Today, for a similar position, a man receives those who have discovered this ship. Is he aware of this timelessness?
I continue on my way for a short climb over the bay. I pick up a few pebbles. On my shoes cling thistles now withered. Winter is the door. The village lights up. Night falls. I do not linger.
Our time is short. Having discovered the Endurance, we have the privilege of diverting the Agulhas for a brief stopover. The purpose of this stop is to inform the owner that his "Endurance" has been found. History will remember that Sir Ernest Shackleton has been at rest since 5 March 1922 and that we found his ship on 5 March 2022. His presence has always hovered over our adventure.
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